Les viandes rouges, particulièrement le boeuf, ont très mauvaise presse, aujourd’hui. Les activistes végétalistes lui font particulièrement la guerre, comme on l’a vu récemment au restaurant Joe Beef et chez mes amis du Manitoba. Ces actions témoignent d’une méconnaissance de l’histoire de l’alimentation de l’Homo sapiens. Scrutons notre histoire pour voir la part réelle que les viandes rouges ont eu dans notre alimentation.
Il est nécessaire, d’abord, de se rappeler que nos ancêtres lointains n’auraient pas survécu sur notre planète s’ils n’avaient pas consommé de viande rouge. Les découvertes archéologiques faites un peu partout démontrent que l’Homo Sapiens s’est essentiellement nourri de viande rouge, lors de la dernière période glacière. Lorsque les glaces sont disparues du Québec, les premiers habitants ont dû se nourrir essentiellement de gros gibier, de mammifères marins et de gros poissons, comme le révèle l’archéologie pratiquée dans l’Est du Canada, chez les Archaïques maritimes qui furent les premiers habitants du Québec. La culture de langue algonquienne, comme celle des Innus, des Atikamekw, des Naskapis ou des Algonquins, a hérité de cet héritage alimentaire; elle basait son alimentation, en hiver, sur le caribou, l’orignal, le bison, le cerf et le wapiti. Lorsque les Français voulurent s’installer au Québec, au XVIe et XVIIe siècles, la consommation de ces viandes rouges parut le principal moyen d’y survivre, en hiver. Les légumes ne faisaient pas du tout partie de leur alimentation, à cause du climat.
Mais les Français, puis les Britanniques, avaient aussi le boeuf comme aliment fonfateur de leur cuisine. Pour comprendre cela, il est important de savoir que ces deux peuples ont les mêmes ancêtres celtes, germains et romains. Ces 3 peuples élevaient du bétail. Mais, ce sont surtout les peuples germains qui en étaient les maîtres alors que les Celtes et les Romains préféraient le porc. Il faut aussi préciser que le Nord de l’Europe se prêtait mieux à l’élevage du boeuf à cause du climat plus froid, favorable aux prairies pour y faire paître les troupeaux. On élevait du boeuf pour les produits laitiers, la viande, le cuir, les cornes et pour leur force qu’on utilisait pour faire les gros travaux de la ferme. Ces 3 peuples ont bien sûr mélangé leurs cuisines avant de s’installer au Québec. C’est pourquoi le Québec aime aussi le boeuf.
Mai il est important de signaler, ici, que, rapidement, les Français ont trouvé plus rentable de se nourrir de gros gibier que de manger du boeuf qu’il fallait nourrir toute l’année dans des pâturages, et en hiver, dans des étables munies d’entrepots de grains et de foin séché. Tout cela demandait du temps et beaucoup de sous que les premiers colons n’avaient pas. Avant l’installation des fermes laitières, au XIXe siècle, on élevait qu’un seul boeuf pour le travail et quelques vaches pour avoir du lait, de la crème avec laquelle on faisait du beurre qu’on réservait pour le dimanche. Le reste du temps, on mangeait, en hiver, des farines, des légumineuses, du poisson salé, de la volaille et du petit gibier. Certaines familles avaient des chasseurs qui fournissaient leur famille de viandes rouges pour la semaine. Le bétail domestique était abattu au bout de son âge, lorsque le boeuf avait travaillé plusieurs années au labour, au hersage, aux récoltes des foins, à l’arrachage des souches lorsqu’on bûchait une forêt, au transport des bois abattus, dans les grands froids de l’hiver, ou lorsque les vaches n’avaient plus de lait pour nourrir leurs veaux et la famille. Par conséquent, les viandes de boeuf et de vache étaient très coriaces et demandaient de longues cuissons, comme celles de leurs bouillis, de leurs rôtis au four ou de leurs braisés, à petit feu. On les cuisinait principalement pour le dimanche et on mangeait les restes les jours suivants.
Ce sont les Britanniques, en paticulier les Écossais, qui nous ont initiés à une autre façon de manger le boeuf. Lorsqu’une vache donnait naissance à des mâles, les Britanniques ne les mettaient pas au travail, comme les fermiers français, les engraissant avec du maïs, de la luzerne, des légumineuses pour obtenir des viandes tendres. Ils s’étaient aussi aperçus qu’une viande moins cuite était plus tendre. Ils préféraient donc du boeuf cuit rapidement sur le feu ou la braise ou à un four très chaud, pas longtemps. La viande saignante ou rosée était préférée à la viande longuement bouillie ou braisée à la française. Ce sont donc eux qui ont introduit le steak et le rosbif dans notre culture culinaire. Les éleveurs britanniques de l’Ouest canadien ont fini par en faire une spécialité de sorte qu’à partir de la fin des années 1950, on a commencé à recevoir du boeuf de l’Ouest au Québec, envoyé par train, de l’Alberta. On a fini par abandonner l’élevage du boeuf, gardant exclusivement l’élevage de la vache laitière et la consommation du veau mâle, abattu avant l’hiver. On mangeait donc beaucoup de veau en bouillis, en rôtis ou en braisés pendant l’hiver, et en conserve, pendant l’été. C’est vraiment ce que j’ai constaté dans mon environnement familial et lors de ma recherche auprès des aînés, partout au Québec. Du côté français, le steak-frites si connu aujourd’hui, date de l’occupation anglaise de Paris par les Anglais, lors de la chute de Napoléon, au début du XIXe siècle. Le biftek (beef steak) est devenu important dans la cuisine française. Ma recherche m’amena cependant à découvir un amour très ancien pour l’entrecôte grillée rapidement, sur les braises de l’âtre, en Normandie. Or, on sait que les Vikings étaient d’excellents éleveurs de boeuf et que les Normands, leurs descendants, dont plusieurs sont à l’origine de nos familles québécoises, ont continué d’aimer le boeuf grillé sur le barbecue, descendant de l’âtre d’autrefois.
Le boeuf que nous consommons aujourd’hui est principalement issu de l’élevage industriel de l’Ouest canadien et américain. De plus, l’Argentine et le Brésil ajoutent d’immenses pâturages pris sur la forêt amazonienne pour satisfaire à la demande internationale de hamburgers de tout acabit et de multi-nationales, même si certaines de ces compagnies font actuellement des changements dans leur approvisionnement en boeuf. Les jeunes générations, amatrices de hamburgers, sont en même temps aiguillonnées par des groupes environnementalistes, locavores, végétaliens, ou des nutritionnistes, des scientifiques de l’alimentation qui remettent en question notre consommation de viandes rouges, en particulier du boeuf, pour des raisons de santé.
Je suis sensible à tous ces arguments amenés par la science, la philosophie et la politique contemporaine. Mais je me demande, en tant qu’amateur de l’histoire humaine, si la problématique ne vient pas plutôt de notre façon d’élever et de consommer le boeuf plutôt que de la composition même de cet aliment. Encore une fois, l’Homo sapiens n’existerait pas, s’il n’avait jamais consommé de viande rouge, au moment où notre planète regorgeait de ce bétail qui paissait dans les paysages de toundra de notre continent.
Je vous invite à visiter nos recettes québécoises de boeuf, en les mettant occasionnellement au menu, comme le faisaient nos grands-parents qui ne s’en nourrissaient jamais tous les jours, comme certains de nos contemporains. Plusieurs textes complètent cette information de même que des recettes de boeuf issues du Québec et de l’étranger. Les pays d’origine germanique comme la France, la Suède, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, les États-Unis, le Canada et l’Australie sont de grands consommateurs de boeuf. Mais les plus gros consommateurs de boeuf du monde, demeurent les Argentins et les Uruguayens.
Qu’il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur la problématique de la consommation de boeuf, aujourd’hui! En résumé, la modération serait probablement le mot le plus rassembleur, n’est-ce pas? Mais l’abstention est un choix personnel. Pas un commandement doctrinaire.
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec