Le Québec cuisine

Depuis 12 000 ans!

Poursuivons le chapitre des légumes d’été avec les feuilles et les petits navets blancs !

Notre amour de la verdure incarnée par toutes les feuilles vertes comestibles du jardin témoigne profondément de notre nordicité. Nous descendons, entre autres, de peuples européens qui ont connu, jadis, les froids de l’hiver qui tuent les verdures pendant plusieurs mois de l’année. Nous avons manqué de vert durant de longues périodes de l’année de sorte que les feuilles sont devenues le symbole de l’été, de la lumière et de la chaleur.

La chlorophylle qui rend les plantes vertes est justement l’action nourricière de la lumière et de sa chaleur sur elles. Nos ancêtres européens célébraient le retour de l’été en consommant beaucoup de soupes aux feuilles et beaucoup de salades. Notre répertoire important de soupes aux herbes ou aux « harbes », ou de nos soupes aux feuilles nous ont d’ailleurs bien souvent sauvé la vie, dans les temps de colonisation de notre pays. Les Inuits du Nunavik avaient le même amour du vert lorsqu’apparaissaient les premières pousses et les premières fleurs colorées et comestibles de la toundra. Plusieurs communautés s’en mettaient d’ailleurs dans de l’huile de phoque qui les conserverait jusqu’au creux de l’hiver. Les nations algonquiennes, cependant, n’en étaient pas friandes. Elles associaient la verdure à l’amertume et aux potions que leurs chamans tentaient de leur faire boire pour les guérir. Le vert était donc plutôt lié à la maladie et à la mort. Ce sont les coureurs des bois français qui les ont initiés à la consommation de salades de feuilles sauvages. J’ai trouvé, dans mes recherches, plusieurs recettes de salade de pissenlits, en particulier dans les villages algonquiens où un poste de traite français avait été établi, comme sur la Côte-Nord ou à la Baie James. Quant aux nations de langue iroquoïenne, elles étaient plus ouvertes à la consommation de verdures. Avant l’arrivée de l’agriculture en l’an 1 000, elles se nourrissaient surtout de poisson, de racines et de quelques verdures qui poussent au bord de la mer, du fleuve ou des affluents du fleuve. Des ethnobotanistes ont trouvé dans les dépotoirs et autour des feux des campements la présence de certaines herbes non originaires des lieux d’étude ; ce qui démontrerait que les autochtones allaient volontairement les chercher ailleurs ou les plantaient près de chez eux. On cite des plantes appartenant à la famille des chénopodes comme l’arroche hastée.

Les feuilles sauvages étaient ramassées dans les prairies, les fossés autour des maisons en attendant que les feuilles du jardin poussent. En plus des légumes feuilles comme les laitues, les herbes potagères, les épinards, les bettes-à-carde, les choux frisés, on aimait particulièrement les feuilles des raves (radis et petits navets blancs), les feuilles de betteraves et de chou-rave, celles du chou-fleur et du brocoli, par la suite. Les jeunes feuilles étaient consommées en mélange qu’on appelle un mesclun, aujourd’hui, et les feuilles plus avancées étaient mises dans des soupes en combinaison avec une céréale en réserve, comme le riz, l’orge ou les flocons d’avoine. On en faisait aussi des salades chaudes en combinant de la graisse de lard salé ou d’huile d’olive avec de l’oignon et du vinaigre. Les feuilles ramollissaient et se mangeaient plus facilement. Le vinaigre et le sel du lard contrebalançaient l’amertume des feuilles plus vieilles. Au XIXe siècle, avec l’arrivée des pommes de terre, on a créé des potages aux feuilles qu’on passait au tamis avant de les passer au mélangeur électrique, à partir de la fin des années 1950. Hélas, cette partie de notre patrimoine culinaire est complètement oubliée. On jette, dans les poubelles plein de feuilles comestibles qu’on pourrait utiliser en potages rentables ou en boissons santé, comme on le fait avec le chou frisé (kale).

Quant au petit navet blanc, autre aliment-vedette de la semaine, c’est aussi un oublié de notre patrimoine. Les Français l’appellent plus souvent « rabiole ». Au Québec, on l’appelait simplement « rave » au XVII e, en ne le distinguant pas vraiment des radis qui portaient le même nom. Au XIXe siècle, on l’appelait « naveau ». Or, selon le Glossaire du parler français au Canada, ce terme appartient aux régions françaises du Nord-Ouest : Anjou, Bas-Maine, Berry, Bretagne, Normandie, Orléanais, Picardie, Poitou, Saintonge, Touraine ; on devrait pouvoir l’utiliser encore, chez nous, puisque c’est un mot totalement français et qu’il est plus court que « petit navet blanc ».

Le naveau est un légume qui a une histoire millénaire ; il est originaire du Croissant fertile comme les pois, le blé et l’orge. Il était l’un des aliments favoris des peuples indo-européens, fondateurs de l’Europe contemporaine. Nos ancêtres celtes et germains l’adoraient. Mais au Moyen Âge classique lorsque se sont installées les classes sociales, tout ce qui poussait dans la terre comme les légumes racines, est devenu le symbole des classes inférieures et des pauvres de notre société. Le navet fut rejeté par les classes dirigeantes qui mangeaient désormais les légumes fruits ou les fruits, qui poussent dans le haut des plantes. La Renaissance italienne et la découverte des légumes américains valorisa ces légumes au détriment des légumes-racines. Pourtant, pendant plusieurs millénaires, le navet eut le haut du pavé, en Europe. Il y a heureusement un retour du balancier ; les légumes, comme les êtres humains, sont des êtres égaux qui méritent tous notre attention et notre respect. La cuisine française récente véhiculait encore ces classes sociales des aliments, mais, heureusement, pour tous, les choses changent !

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.