Mes anciens lecteurs se souviennent peut-être, qu’il y a 3 ans, je vous ai parlé de nos petits repas de la journée, comme les collations en milieu de journée ou en soirée, nos déjeuners ou nos lunchs qu’on prend généralement sur notre milieu de travail. J’ai dit aussi que certaines parties de nos repas actuels comme les soupes, les entrées ou les desserts, constituaient souvent, autrefois, un repas complet, à eux-seuls. J’aimerais vous parler aujourd’hui et les dimanches suivants, de nos plats principaux, comme tel.
Lorsque j’ai commencé à réfléchir sur la manière dont je vous présenterais cette matière de notre histoire culinaire, je me suis rendu compte que c’est le mode de cuisson choisi par nos ancêtres qui répondrait le mieux à cette description. Bien sûr, le type de plat que nos ancêtres ont créé pour se nourrir efficacement dépendait essentiellement des aliments choisis et de leur mode de cuisson par la chaleur.
Avant d’entrer au Québec, il y a au moins 12 000 ans, les proto-amérindiens savaient se servir du feu, du bois et de l’eau pour cuire leurs aliments. La vie nomade dictait un peu la manière de se nourrir. En temps habituel, lorsque les denrées étaient disponibles sans trop d’effort, on mangeait le matin, avant de partir, et le soir après s’être arrêté pour dormir. Pendant la journée, on collationnait avec des réserves de poisson ou de gibier séché ou fumé, ou en saison, avec des noix ou des petits fruits sauvages. Les archéologues, les anthropologues et les historiens ont confirmé ce type d’horaire des repas. Les civilisations archaïques qui ont suivi, toujours nomades, ont continué d’organiser leurs repas de cette façon, tout en l’adaptant à leur environnement très différent, du Nunavik à la Montrérégie. En été, dans le Nunavik, la longueur des journées orientait l’heure des repas différemment de l’hiver où c’est la nuit qui domine.
En résumé, de – 8 000 ans à -3 000 ans avant aujourd’hui, les 4 grandes cultures archaïques du Québec allumaient un feu pour cuire leurs aliments, lors des repas du matin et du soir en hiver, et surtout lors du repas du soir, en été. Le reste du temps, on collationnait avec du séché, du cru ou du fumé.
Leurs descendants, cependant, bâtiraient des cultures culinaires différentes qui interpréteraient de façon différente la relation avec le feu, pour la cuisson de leurs denrées préférées. J’aimerais vous parler, aujourd’hui, de la plus ancienne culture culinaire du Québec, la culture algonquienne partagée par 8 nations autochtones du Québec et les Métis issus de ces nations et des Européens ; je parle des Abénaquis, des Algonquins, des Atikamekw, des Cris, des Innus, des Malécites, des Micmacs et des Naskapis.
Voici les modes de cuisson pratiqués par cette culture :
1. Le bouilli : on faisait d’abord un feu avec de l’écorce de bouleau et des branchettes sèches de conifères qu’on alimentait, par le suite de pièces de bois de conifère plus grosses pour faire un feu rapide, si on avait peu de temps pour manger, ou de pièces de bois franc comme le bouleau blanc ou jaune, l’érable rouge ou le frêne noir, si on avait des aliments plus longs à cuire. Ce feu était construit dans un lieu sablonneux, comme une plage ou une clairière, qu’on creusait légèrement et qu’on entourait de grosses pierres et de galets. Lorsque le feu faisait des braises, on y déposait des galets pour les rendre très chauds. À côté du feu, on mettait de l’eau dans un grand contenant d’écorce de bouleau cousu avec des racines souples d’épinette et rendu étanche par de la gomme de sapin. À l’aide de 2 bâtons verts, on retirait les galets chauds du feu pour les mettre dans l’eau. Lorsque l’eau devenait bouillante, on mettait cuire la viande ou le poisson, pendant une trentaine de minutes. La viande de gros gibier et la chair des gros poissons comme l’esturgeon était toujours débarrassée de ses os ou de sa grosse arête. Les os ou les arêtes étaient conservés pour faire un bouillon chaud qu’on buvait après le repas, pendant la journée. C’était le café de l’après-midi de l’époque. On adorait l’écume qui se formait sur l’eau qui commençait à bouillir. Cette écume était mêlée à de la cendre et des aiguilles de sapin sur lequel on avait déposé la viande ou le poisson. Mais on ne salait pas les aliments. Notons ici que les os ou les arêtes n’étaient jamais donnés aux animaux domestiques; on les enterrait toujours profondément dans la terre par respect pour l’animal qui nous avait nourri. C’était une façon d’attirer les faveurs de l’esprit de l’animal tué pour se nourrir, lors d’une prochaine chasse ou pêche.
Les pièces de viande ou de poisson étaient, dans les faits, plus pochés que bouillis. Les autochtones aimaient les viandes encore saignantes et les poissons encore gras et moelleux. On coupait les morceaux déposés dans une écuelle avec son couteau de pierre personnel.
2. Le rôti : les muscles de gros gibier étaient piqués d’un bâton vert piquant qui était déposé sur 2 bâtons en forme de Y plantés en face du feu décrit plus haut. Les poissons étaient cuits entiers, piqués aussi d’un bâton qui les traversait de la tête à la queue. On mettait une plat d’écorce sous le poisson ou la viande pour recueillir leur jus de cuisson et empêcher que le gras fondu tombe dans le feu et noircisse les aliments, lors de la cuisson. Cette cuisson demandait beaucoup d’attention de la part du cuisinier car il fallait tourner souvent la viande ou le poisson pour l’empêcher de bruler. Chacun mangeait ensuite son morceau tenu par un bâton piqué dans la viande, à l’aide de son couteau personnel. Il est à noter cependant que ce mode de cuisson était surtout utilisé par les jeunes gens, car les enfants et les ainés qui n’avaient pas de dents solides avaient besoin d’aide pour se nourrir de cette façon. On faisait aussi rôtir des ribambelles de viande enfilées sur des bâtons verts qui ressemblent aux satays actuellement à la mode. Cette viande était plus facile à manger pour les enfants et les aînés.
3. L’étouffée : en été et en automne, les poissons et le petit gibier étaient parfois enveloppés de glaise ou de couches d’écorces bien mouillées et cuits rapidement et directement sur la braise. Lorsque la glaise devenait solide et cassante, ou que l’écorce commençait à brûler, l’aliment était cuit. On le retirait du feu et on le laissait finir sa cuisson avant de casser la glaise ou d’enlever les écorces. La peau du poisson, la fourrure ou les plumes des animaux venaient généralement avec la glaise ou l’écorce. C’est l’eau contenue dans les aliments qui les cuisait à l’étouffée. Jusque dans les années 1930, les autochtones ne vidaient pas les poissons ou animaux cuits de cette façon pour qu’ils ne s’affaissent pas à la cuisson. Par après, on les vida et remplaça par des farces de pain ou de pommes de terre râpées bien assaisonnées avec des herbes séchées. Les Euro-Québécois qui ont trappé avec les autochtones, au XIXe et XX e siècles, ont remplacé l’écorce par du papier journal mouillé. On faisait alors cuire ces aliments directement sur les braises du petit poêle de bois sur lequel on cuisinait, dans les tentes. On ouvrait la porte du poêle pour déposer le paquet mouillé en le surveillant bien.
4. La corde tournante : lorsqu’on vivait dans les abris de peau ou d’écorce, le feu se faisait en plein centre de l’abri pour faire sortir la fumée par le haut, où les montants de l’abri se croisaient. On attachait alors le poisson ou le gibier à rôtir par la queue ou les pattes, puis on demandait aux enfants de tourner la bête sur elle-même, de plusieurs tours. Lorsqu’on lâchait la bête, celle-ci se mettait à tourner doucement avec la corde qui se déroulait et rôtissait au-dessus du feu sans bruler. C’était principalement les oiseaux et le petit gibier qu’on cuisait de cette manière.
5. La crapaudine : lorsque les autochtones échangèrent des outils de métal avec les pêcheurs européens puis les Français, les nations algonquiennes adoptèrent des outils métalliques de cuisson comme les grilles de métal, les chaudrons de fer noir et les poêlons de fer ou de cuivre. La cuisson en crapaudine fut adoptée par certaines nations qui appréciaient cuire leurs volailles sauvages ou leurs poissons de cette façon. Je rappelle que la crapaudine est l’union de 2 grilles entre lesquelles on glisse l’aliment à cuire et qu’on dépose au-dessus de la braise, sur un feu. Cette double grille est déposée sur les pierres qui entourent les braises.
6. Cuisson dans le sable : lorsque on campait plusieurs jours au même endroit, le feu entretenu rendait très chaud le sable sur lequel il reposait. On en profitait donc pour cuire les aliments directement dans ce sable ; poisson, petit gibier, bannique cuisaient parfaitement bien dans ce sable. Lorsque les Français fréquentèrent les autochtones, ils eurent l’idée de cuire toutes sortes de plats traditionnels dans le sable, à la place du four de leur maison. C’est ainsi que sont nés plusieurs plats métis, au XIXe siècle, comme les fèves au lard dans le sable ou comme le macoucham du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
7. Cuisson à la vapeur : les nations autochtones qui vivaient au bord de la mer faisaient cuire leurs aliments dans des trous creusés en haut des marées. Ils construisaient un feu dans ce trou puis déposaient des pierres sur le feu. Lorsque les pierres devenaient bouillantes, on en sortait quelques-unes et l’on plaçait les aliments à cuire, entremêlés à ces pierres et à des algues qu’on ajoutait et qui créaient de la vapeur. Les Micmacs et les Abénaquis faisaient ainsi cuire des coquillages avec des oiseaux de mer et des épis de maïs entremêlées à des algues. Les gens de la Nouvelle-Angleterre ont adopté cette tradition qui est devenue le « clam bake » annuel.
8. La cuisson dans une tente de cuisson : les Cris construisent des meshuap pour faire rôtir les outardes ou les oies blanches qu’ils attrapent à l’époque de leur migration. Cette tente est disposée de telle manière que le vent n’éteindra pas le feu. De plus, c’est la cuisson à la corde qu’on y pratique. L’oiseau est attaché dans le haut du meshuap, enroulé sur lui-même et déroulé lentement devant le feu, pendant sa cuisson. Aujourd’hui, les cuisiniers déposent une casserole en aluminium sous les oiseaux pour recueillir leur jus et leur gras avec lesquels on fait des sauces d’accompagnement.
9. Cuisson dans le poêlon noir : cet outil de cuisine est utilisé par les autochtones algonquiens depuis plus de 450 ans. Ce sont les Basques qui ont été les premiers européens à échanger ces plats avec les Innus et les Micmacs contre des fourrures et de la viande fraiche. Depuis, s’est installée une cuisson des aliments dans ce poêlon, particulièrement celle de la bannique, des ragouts et des pâtés de gibier, de coquillages ou de poisson.
Il est intéressant de voir la filiation de ces modes de cuisson algonquiens dans la Québec moderne. Quand j’étais enfant, mon grand-père Ouellet faisait chauffer l’eau pour faire le lavage à l’aide d’une brique de céramique qu’on branchait dans une prise de courant électrique. Je me souviens que seul, mon grand-père, pouvait toucher à cet appareil parce qu’il y avait danger de se faire électrocuter. Il est facile de voir le lien entre cette technique et celle des pierres bouillantes déposées dans l’eau pour la réchauffer. Les barbecues munis d’un appareil pour tourner la volaille rappellent la corde tournante algonquienne. Les papillotes de papier d’aluminium sont les descendantes des enveloppes en écorce ou en papier-journal mouillées. La cuisson dans la glaise a une parenté certaine avec la cuisson dans une pâte ou du gros sel.
Tous ces modes de cuisson forgent l’identité de notre cuisine. Je vous présenterai les techniques des cuisson de la culture iroquoïenne, la semaine prochaine.
Michel Lambert
Historien de la cuisine familiale du Québec