Au moment où j’écris ce texte, une tempête de neige balaie le Québec. Les gens resteront à la maison, aujourd’hui, parce qu’ils auront prévu la chose qui arrive. Ils ont quelque chose à manger dans leur garde-manger, leur congélateur ou leur réfrigérateur. Nos ancêtres européens n’avaient pas ces outils de conservation moderne, mais savaient aussi faire face aux intempéries en se servant même de la neige et du froid pour conserver leurs aliments, comme ils l’avaient vu faire chez les autochtones, descendants des premiers occupants de ce territoire nordique.
Les Archaïques de notre territoire, il y a 8 000 ans, faisaient fumer et sécher du poisson, pendant l’été, qu’ils entreposaient dans des paniers qu’ils cachaient dans des trous creusés profondément, à l’abri des animaux en recherche de nourriture. Ils accumulaient des branches de conifères sur ces trous de même que beaucoup de neige pour cacher les odeurs du poisson et éliminer le gel. Et l’on se gardait assez de nourriture à l’intérieur de la tente de peaux de bêtes et d’écorce pour passer à travers le temps de la tempête. Mais il arrivait fréquemment que des familles entières meurent de faim lorsque les tempêtes duraient trop longtemps ou que les verglas empêchaient l’accès même aux trous de réserve. Leur faiblesse les empêchait même d’aller chercher du bois pour nourrir leur feu, jour et nuit.
C’est surement pour cette raison que les descendants de ces archaïques développèrent des stratégies encore plus évoluées pour survivre en hiver. On s’est mis à pêcher sous la glace, on a poursuivi les castors et les ours jusque dans leurs cachettes sous la neige ou la glace, on a inventé les raquettes pour poursuivre plus facilement, sur la neige, les caribous, les orignaux, les wapitis et les cerfs qui essayaient de s’enfuir en s’enfonçant encore plus dans les bans de neige. Comme ces animaux étaient gros, les Archaïques pouvaient nourrir leur famille pendant plusieurs jours. On faisait geler les morceaux de viande dans des paniers qu’on suspendait dans les arbres, à l’abri des bêtes carnivores. Mais pour les amener au campement parfois éloigné du lieu d’abattage, on inventa la traine sauvage avec des planches de bois souple qu’on faisait tirer par des chiens. Au moment où les premiers Européens débarquèrent sur ce territoire, vers l’an 1 000 de notre ère, les peuples locaux avaient déjà leur stratégie de survie. Les peuples de langue algonquienne établis dans la forêt boréale ou celle des Laurentides et des Appalaches, continuaient d’appliquer les moyens de conservation de leurs ancêtres archaïques, et les peuples de langue iroquoïenne établis dans la plaine du Saint-Laurent commençaient à pratiquer l’agriculture originaire d’Amérique centrale pour mieux survivre.
Le maïs était planté en grande quantité pour pouvoir nourrir le village iroquoïen pendant 2-3 ans. Les surplus étaient troqués avec les peuples algonquiens pour des écorces plus grandes, des pierres plus coupantes, des fourrures plus épaisses et protectrices que celles de la plaine du Saint-Laurent. Vers le XIVe siècle, les Iroquoiens ajoutèrent les haricots séchés, plusieurs courges ou citrouilles de longue conservation, des graines de tournesol, des racines de plantes de longue conservation comme les topinambours, des noix, des glands de chêne et des petits fruits séchés aux réserves de poisson ou de gibier pour passer l’hiver. Comme les Iroquoïens étaient surtout amateurs de poisson, ils aromatisaient leur cuisine principalement végétarienne de poisson séché ou fumé et même des arêtes de poisson réduites en poudre aromatique. Leurs maisons longues étaient assez grandes pour entreposer ce qu’il fallait pour cuisiner dans ces temps de tempête. Et ils entreposaient leurs réserves de maïs séché et de haricots secs, dans des paniers enfouis profondément dans la terre, sous le niveau de gel habituel de la terre.
En s’installant au pays, les Basques et les Français apportèrent leurs moyens de conservation principaux, car ils apprirent vite, à leurs dépens, à prévoir plus dans ce territoire nordique. Les Français échouèrent tous leurs premières tentatives d’installation au pays par manque de prévoyance et par méconnaissance du climat nordique du Québec. Une grande proportion des premiers colons décédèrent du scorbut parce qu’ils ne savaient pas comment manger autre chose que des aliments salés ou fumés ou se prémunir contre les grands froids du pays. Ce sont les autochtones algonquiens et hurons qui leur enseignèrent comment vivre pendant l’hiver canadien.
Avec la prévoyance de Champlain et son ouverture aux techniques de survie autochtone, les colons installés au Québec, après le siège de Québec par les Anglais entre 1629 et 1632, développèrent une cuisine variée et prévoyante pour assumer leur nouvelle nordicité : séchage, fumage, salage, marinage dans l’huile, le vinaigre ou l’alcool, confisage dans le sucre ou le gras, congélation et conserverie à l’abri de l’air dans l’huile. Lorsque Nicolas Appert découvrit le moyen de stériliser les aliments en les enfermant dans des pots de vitre en 1795, la cuisine changea considérablement en Europe et en Amérique. Au milieu du XIXe siècle, on pouvait acheter les premières boites de conserve de sardines. Puis ce fut le tour du saumon, du thon, du homard, puis des tomates et de plusieurs légumes consommés seulement en été, comme les petits pois ou les haricots verts. S’est ajouté à cela, la serre familiale qui permettait de partir des légumes à longue croissance, plus tôt en saison. Tout le monde partait ses tomates ou ses choux-fleurs dans les fenêtres, au sud de la maison, ou dans des serres collées aux maison et alimentées en chaleur, pendant le nuit, par une fenêtre de cave ou on allumait un poêle à bois.
C’est ainsi que notre société a trouvé le moyen de mettre un peu d’été dans ses hivers.
Mais avec l’urbanisation et l’industrialisation de notre territoire, puis avec les décisions politiques de nos gouvernements de s’engager dans deux grandes guerres mondiales, il fallut changer nos habitudes culinaires. C’est l’industrie alimentaire qui prit le relais de l’approvisionnement familial en combinaison avec les épiceries puis les grandes chaines de l’alimentation. Pour satisfaire une clientèle de plus en plus éloignée de la réalité des choses culinaires, on s’est mis à importer l’été d’ailleurs, chez nous, à cout de transport exorbitant et dommageable pour nos routes et notre environnement planétaire. Le cout des aliments est devenu le seul critère des acheteurs d’aliments, et non le coût réel de toute la chaine de production faite dans des conditions inacceptables selon nos valeurs, polluantes, dommageables pour la santé humaine, avilissantes pour les ouvriers payés à petit salaire de famine, etc.
Heureusement, une jeunesse éveillée et intelligente trouve le moyen de plus en plus de proposer un modèle nourricier plus adapté à notre nordicité : on fait des serres qu’on chauffe en récupérant la chaleur produite par d’autres industries ; on élève en même temps des poissons locaux ; on occupe l’espace urbain avec des jardins ; on arrête de gaspiller les surplus de nos productions alimentaires en cuisinant autrement ; on retrouve le souci de se nourrir soi-même plutôt que d’attendre que la société le fasse à notre place, en faisant un jardin sur son balcon, en faisait sécher nos surplus de légumes et d’herbes, en congelant des plats pour économiser du temps et de l’énergie de cuisson, en allant faire nos cueillettes de petits fruits sauvages ou de fruits domestiques, en congelant les excédents de nos récoltes, etc.
Je pratique avec méthode cette vision des choses depuis des années ; ce qui fait en sorte que je me sens en harmonie avec mon pays nordique. Je n’en fais pas cependant une religion. Je sais apprécier les agrumes, les épices, les aliments exotiques qu’on ne peut produire ici, surtout ceux qu’on peut transporter par bateau, véhicule moins polluant que les camions ou les cargos aériens. Ce qui me met en contact avec le monde quotidiennement, c’est le café. Mais je le prends avec du lait qui vient d’à côté de chez moi.
Je vous donne cette semaine des recettes avec des produits congelés que j’ai cueillis dans mon jardin, l’été dernier, comme l’oseille, la fleur d’ail, l’aubergine. Et je mets en valeur des produits qu’on cultive en serre, même dans le pays nordique de mes origines, le Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le concombre des serres de Saint-Félicien, les laitues, les poivrons, les tomates de serre sont une façon de manger de l’été en pleine tempête de neige !
Bonne semaine, mes amis !
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec