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Chapitre 3: Cuisinons le printemps en commençant par les asperges et les pissenlits.

Le printemps est chargé de sens dans notre culture nordique. Le retour du soleil et de la chaleur favorise l’émergence et la poussée de la vie vers le ciel. C’est le temps de la généreuse fécondité incarnée par les pissenlits ensoleillés, les asperges à port phallique, les nombreuses feuilles en quête de lumière, pleines de nuances de vert qu’on aime tant retrouver, chaque année. Les brebis et les vaches accouchent : c’est le temps de l’agneau, du veau et de l’abondance du lait. C’est aussi le retour des poissons anadromes dans nos rivières, le temps des truites affamées en quête de mouches assez nombreuses pour les nourrir ! C’est le retour de l’abondance et du saut vers le futur, le temps de l’espérance. Manger des asperges et des pissenlits, en ce temps de l’année, c’est participer joyeusement à cette grande fête de la chaleur, de la lumière et de l’espérance. Le summum de cette fête sera illustré par les feux de la Saint-Jean, au Solstice de l’été ou la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin. Nous parlerons, cette semaine, des asperges et des pissenlits dans notre culture.

Les asperges sauvages poussent dans les terres sablonneuses de l’Europe et de l’Asie. Les Égyptiens et les Grecs les ramassaient et les cuisinaient déjà, pendant leur âge d’or. Il y a 2 200 ans, les Romains ont commencé à en transplanter dans leurs jardins. La culture de l’asperge s’est donc propagée partout en Europe avec l’expansion de l’Empire romain. Les Gallo-Romains qui habitaient le sud de la France en étaient très friands. Mais certains historiens de l’alimentation racontent que ce sont les invasions germaniques qui les ont détruites lors de leur envahissement de l’Europe ; ils en étaient aussi très friands et les arrachaient complètement, lors de leur cueillette. C’est d’ailleurs pour cette raison que la culture de l’asperge a pris de l’expansion dans les jardins gaulois qui étaient entourés de murs protecteurs pour éliminer les animaux et les voleurs. On les cultiva d’abord dans les jardins des monastères français, mais certains d’entre eux les éliminèrent de leurs murs à cause de leur allure phallique qui pouvait inciter les moines à la luxure (sic). Ce sont les cuisiniers de Catherine de Médicis qui les ramenèrent en France, lors de son mariage avec Henri II. Mais, chez les pauvres gens, l’asperge a toujours fait partie du menu. La preuve, c’est Rabelais qui nous la donne en citant ce légume dans tous ses ouvrages de la fin du Moyen Âge. Au XVII e siècle, l’asperge était un légume populaire dans toutes les classes de la société. Louis XIV les adorait aussi bien que les artisans de Québec.

Nos ancêtres l’ont donc apportée au Québec, comme nous le confirme Pierre Boucher, en 1664. Les gens de l’ile d’Orléans venaient en vendre à Québec, en saison. L’asperge est citée au moins 5 fois dans nos archives de 1658 à 1715. Les asperges de l’ile d’Orléans et de la Côte-de-Beaupré avaient une excellente réputation ; les gens de Québec les attendaient avec impatience, chaque année. Après la Conquête, les administrateurs anglais continuèrent d’apprécier les asperges de l’ile d’Orléans et de la Côte-de-Beaupré jusqu’en 1820, comme le rapporte Mme La Grenade-Meunier dans ses recherches sur la Place Royale. Le marchand Grenier de Montréal en offrait plusieurs variétés dans son magasin. Le marchand Petit de Chicoutimi raconte dans son journal que les asperges de son jardin avaient 6 pouces de haut, le 1er mai 1886.

Au XX e siècle, l’asperge est devenue un légume de fête dispendieux à cause de l’urbanisation. On le servait avec les viandes de saison comme l’agneau, le veau, l’alose, le bar rayé et le saumon. Mais, les gens qui se faisaient un jardin pouvaient y gouter à leur guise, au Saguenay aussi bien qu’en Abitibi ou dans le comté de Frontenac peuplé par beaucoup de ressortissants anglophones. Tous les Québécois aiment les asperges, surtout celles qu’on vient de cueillir et qui se mangent crues, croquantes et sucrées.

Quant aux pissenlits, ce sont des fleurs largement présentes dans notre culture populaire. Ce sont les premiers colons français et anglais qui les auraient apportés en Amérique à travers les graines de leur foin pour les pâturages. Puis la plante se serait largement plue, sous notre climat, et se serait dispersée jusqu’à la Baie James et à Blanc Sablon, en peu de temps, grâce au vent. Au Moyen Âge, en France, la plante s’appelait dent de lion, à cause de la forme dentelée de ses feuilles. Mais grâce à des médecins arabes reconnus en Occident, la plante est devenue un puissant remède pour toutes sortes de maux comme les calculs biliaires, les affections toniques chroniques, les inflammations articulaires, l’acné, le cancer, etc. Les gens ordinaires connaissaient surtout les fonctions diurétiques de la plante ; c’est pourquoi les dents de lion sont devenues, au XVe siècle, les « pisse-au-lit », puis les pissenlits. Rapidement, on apprit à cuisiner avec toutes les parties de la fleur sauvage. Au début du XVIIIe siècle, les voyageurs qui allaient chercher des fourrures chez les autochtones les cuisinaient déjà en salade chaude dans un poêlon de fonte. On faisait d’abord fondre des grillades de lard salé dans la poêle et dans la graisse obtenue, on touillait les feuilles de pissenlit. Il ne restait qu’à arroser la salade de vinaigre qu’on trainait toujours avec soi dans une fiole. J’ai retrouvé cette recette dans les communautés amérindiennes les plus éloignées de Montréal et de Québec avec un nom cri, atikamekw ou innu.

Chez moi, on faisait aussi la salade de pissenlits de la même manière. Quand j’avais 15 ans et que je venais faire un tour à Montréal, il m’arrivait de voir des grands-mères italiennes ou québécoises qui ramassaient des pissenlits, dans les parcs, comme autrefois. Certains Montréalais ignorants de nos racines culinaires croyaient que c’était juste les Italiennes qui faisaient cela. Au début du XX e siècle, il y avait encore des familles pauvres qui se faisaient du café avec des racines séchées de pissenlit qu’elles faisaient noircir dans un four très chaud ou bruler sur des ronds de poêle à bois. On faisait aussi du vin de pissenlit qu’on offrait aux dames et particulièrement à celles qui venaient d’accoucher, comme un doux remontant.

Les pissenlits sauvages sont très amers ; c’est pourquoi, on les entoure traditionnellement de choses goûteuses, salées, sucrées, fumées, aussi fortes en gout qu’eux. Je vous donne quelques exemples qui peuvent vous guider et vous aider à apprivoiser cette mauvaise herbe de votre gazon. Les Cris font aussi des beignets avec les fleurs de pissenlits, vestiges d’une vieille recette de coureurs des bois qui faisaient quelquefois des beignets aux autochtones pour favoriser les négociations, lors de la traite des fourrures. On les accompagnait de mélasse.

Chaque aliment a sa petite histoire, chez nous. C’est ce qui bâtit notre identité culinaire. Ce n’est pas l’aliment en soi qui est québécois, c’est notre façon de le manger, c’est le contexte de sa consommation, son évolution dans le temps et notre manière de l’appréhender. Le pissenlit est un bon exemple de ce phénomène culturel. Le pissenlit a aussi été largement utilisé par nos poètes et associé à la pauvreté et à la mort ; Réjean Ducharme ne dit-il pas que les morts mangent les pissenlits par la racine, parce qu’ils n’ont plus grand-chose à se mettre sous la dent ? Ce qui était effectivement le cas pour plusieurs de nos ancêtres qui n’avaient que des pissenlits à se mettre sous la dent, en cette saison de l’année. Mais il y avait aussi tout le symbolisme ensoleillé et printanier du pissenlit après les grisailles de l’hiver, avec son débordement d’eau dans le corps comme dans la nature!

Nous parlerons des épinards et des têtes-de-violon, la semaine prochaine.

Bonne semaine à tous !