Nous faisons collectivement des conserves depuis des millénaires. Les Inuit conservaient des herbes sauvages dans de l’huile de phoque pour pouvoir consommer des verdures en plein hiver arctique. Les Algonquiens conservaient de la poudre de gibier séché, mélangée à des fruits séchés et de la graisse de gibier pour en avoir tout l’hiver. C’était d’ailleurs leur nourriture de voyage que les coureurs des bois français adoptèrent sans hésiter. Les Francais conservaient leurs viandes, leurs gras, leurs poissons, leurs légumes et leurs herbes dans le sel. De grands pots de grès ou de céramique d’aliments salés étaient déposés dans les caves des maisons. On conservait aussi des aliments dans du vinaigre, de l’huile ou de la graisse mélangée à du sel. Et rappelons que tous nos ancêtres conservaient aussi leurs poissons et leurs viandes dans un mélange de sel et de fumée.
Mais il fallut la découverte de l’appertisation, en 1795, par le Français Nicolas Appert, pour voir se multiplier les conserves en métal ou en vitre de poisson fiables. C’est un Français de Nantes, Pierre-Joseph Colin, qui mit les premiers poissons en conserve métallique, en 1823. Ces sardines étaient mises dans le même genre de boite métallique que nos boites de sardines actuelles. Celles-ci ont été brevetées en Angleterre, en 1810, pour la première fois. Des femmes et des enfants préparaient le poisson tandis que des soudeurs fabriquaient les boites, de façon artisanale. Les premières sertisseuses mécaniques apparurent au début du XXe siècle seulement.
Mais les fermiers et les pêcheurs purent, après la Première Guerre Mondiale, s’acheter des boites métalliques et une sertisseuse mécanique qui leur permirent de mettre eux-mêmes les excédents de leur pêche en réserve. Mes grands parents paternels se mettaient ainsi de la truite et de la ouananiche en conserve. Mais la plupart des gens achetaient, dans les magasins généraux, des conserves de sardines, de saumon et de thon, disponibles depuis le début du XXe siècle. La première conserverie de saumon a ouvert à Port-Daniel, en Gaspésie, en 1908. Plusieurs villages de la Côte-Nord et de la Gaspésie suivirent cet exemple en mettant du hareng, du maquereau et des miettes de gades en conserve (gadidés comme l’aiglefin, la morue, le brosme, le merlu argenté). Ce sont les familles ouvrières des grandes villes du Québec qui ont été les premières consommatrices de ce poisson en conserve, spécialement le vendredi, seul jour maigre de la semaine imposé par l’Église catholique, au XXe siècle.
Les premières conserves de viande ont été fabriquées en Angleterre, à Bermondsey, en 1812, pour nourrir les soldats de l’armée britannique. La Guerre de Sécession de 1861 à 1865 va faire augmenter la production de viande en conserve par 6, de sorte qu’assez rapidement, le bœuf salé en conserve (Corned Beef) va passer dans les mœurs des classes ouvrières, autant aux États-Unis qu’en Europe. Les régions éloignées, comme la Côte-Nord, chez nous, vont être de grandes acheteuses de viande en conserve. On a mis en conserve du jambon, des pains de viande combinant le porc, le veau et le poulet, et des mélanges sans porc pour les groupes ethniques qui ne consomment pas de porc à cause de leur religion. Ces viandes tentent de disparaître, aujourd’hui, mais restent encore populaires dans certaines recettes familiales et dans les piqueniques traditionnels du Québec. Les marques Kam et Click sont encore présentes sur les rayons des grandes chaines alimentaires, fabriquées par Maple Leaf.
La tradition des viandes mélangées en conserve remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque les cultivateurs eurent accès à des sertisseuses mécaniques faciles à opérer, proposées par le Ministère de la Colonisation, de l’Agriculture et les premières coopératives. On achetait généralement une sertisseuse en famille, puis on se la passait quand on en avait besoin. Comme je l’ai raconté, ailleurs, lorsque les dégels de l’hiver se prolongeaient et mettaient en danger les réserves de la dépense ou du hangar, on n’avait pas le choix de mélanger les viandes qui restaient pour ne rien perdre. Par gout, on mélangeait souvent du lard salé ou du porc gras avec une viande maigre comme le veau, l’orignal ou le chevreuil. Et l’on consommait ces conserves au déjeuner avec du pain grillé, en ragouts, en cipâtes, en pâtés ou simplement réchauffées avec des pommes de terre.
On fait des marinades de concombre depuis le XVIIe siècle, au Québec. Mais les marinades des autres légumes et de certains fruits sont venues par la suite, sous l’instigation des Anglais et des Loyalistes établis chez nous, au début du XIXe siècle. Lorsque les gens ont commencé à planter des pommetiers, des pruniers et même des pêchers, dans la grande région de Montréal, les fermières eurent l’idée de diversifier les conserves qu’on pouvait faire avec les surplus de ces fruits. On les mit dans un vinaigre sucré avec des épices, par imitation des Indiens qui faisaient mariner des mangues dans du vinaigre sucré et épicé. Les fruits marinés étaient l’accompagnement parfait des viandes fumées consommées le printemps.
Les conserves sont une conséquence de notre nordicité. C’est notre façon de continuer de nous nourrir localement pendant les longs hivers de notre territoire. De plus, on met les aliments en conserve au moment où ils sont les plus abondants et les plus économiques. Le jeu en vaut la chandelle. Ce n’est pas vieux jeu de se faire des conserves; c’est assumer toujours notre nordicité!
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec