La question du bon gout ressemble à la question de la vérité; elle dépend des individus, des cultures et des époques. Ce qui est bon ou vrai pour quelqu’un ne l’est pas pour l’autre. Quand j’étais adolescent, je lisais avec passion Terre des hommes de Saint-Exupéry. L’auteur pilote réfléchissait sur les cultures des pays qu’il visitait. Il avait, entre autres, une réflexion sur la vérité, sur la vraie religion, sur la vraie et bonne philosophie. Et ce qu’il disait me plaisait vraiment. Dans mes mots, cela voulait dire qu’on juge toujours un arbre à ses fruits. Si un pommier donne de magnifiques pommes, c’est qu’il est dans un terrain propice à sa croissance et sa prospérité. Si une religion, une philosophie donne du bonheur, de la sagesse, de l’équilibre social, c’est que cette religion ou cette philosophie sont les vraies et les bonnes pour cette société. Transférer cette philosophie ou cette religion dans un autre territoire, une autre société,une autre époque, l’arbre ne produira pas d’aussi bons fruits et finira même par mourir. En résumé, la vérité est toujours en relation avec un lieu, une époque et une culture. Elle ne peut donc être absolue et universelle. C’est pourquoi d’ailleurs, les grands leaders religieux actuels respectent tant les autres religions ou philosophies du monde actuel excepté les extrémistes de tout acabit qui veulent imposer leur vérité au reste du monde.
Il en est de même pour le bon gout. Il y a d’énormes différences, au Québec, entre le bon gout actuel et celui du Moyen Âge, du XVII e siècle ou du XIXe siècle. Les peuples autochtones eux-mêmes avaient de grandes différences de gout. Les deux grandes familles autochtones du Québec aimaient beaucoup la graisse animale mais les Iroquoïens préféraient celle des poissons et des mammifères marins alors que les Algonquiens aimaient celle du gibier. Les deux cultures n’utilisaient pas de sel, d’épices ou d’herbes aromatiques. Ce que faisaient abondamment les Français avec leur héritage culinaire remontant au Haut Moyen Âge européen. Ils aimaient le sel, la crème, les herbes amères; toutes des saveurs que les autochtones n’appréciaient pas. Quand les Britanniques s’installèrent au pays, ils apportèrent leurs préférence pour le sucre, le thé et certaines céréales comme l’orge et l’avoine.
En résumé, notre société a, au contact des uns et des autres, façonné un gout particulier, en relation avec le territoire que nous avons tous choisi d’habiter. Mais la chose était plus vraie, autrefois, que maintenant, parce que l’on vivait près de la mer, de la forêt ou des champs en culture. Aujourd’hui, au Québec, plusieurs cultures culinaires sont présentes avec leurs épices, leurs piments, leurs produits exotiques. Certains chefs aiment mélanger ces cultures pour donner de nouveaux goûts qui traduisent la nouvelle société que nous sommes en train de former. Mais leur problème, à mon point de vue, est d’oublier ce qui fait l’essence même du territoire que nous habitons tous.
Le vrai goût de nos ancêtres vient avant tout de la nature québécoise : il y a un juste équilibre entre l’acidité des petits fruits sauvages ou de certains feuillages (petite oseille, oxalis), l’amertume de certains feuillages comme les pissenlits, le sucre de la sève de certains arbres (bouleau et érable), le sel de notre environnement maritime, la fumée de nos nombreux feux de forêt ayant conservé nos viandes et nos poissons pendant des millénaires. Il y a aussi une abondance de plantes aromatiques sauvages qui mériteraient plus de place dans la cuisine actuelle : je pense au gout de céleri ou de livèche, au gout de carvi sauvage, au parfum de mélilot ou de trèfle, à celui du carcajou qui rappelle le raifort, au gout piquant de plusieurs plantes comme le silène enflé, le tabouret des champs, la moutarde sauvage. Toute cette armoire sauvage attend les cuisiniers créateurs et devrait avoir autant de place que les parfums thaï, mexicain ou indien. On devrait aussi sortir du caveau hivernal de la Nouvelle-France et des paniers autochtones, les légumes de subsistance de nos ancêtres pour garder notre identité culinaire territoriale. C’est là que réside notre vraie cuisine, bonne pour nous qui vivons au nord et dans les froidures hivernales,
Michel Lambert